UN jour que le grand Saint Jérôme se promenait dans le désert
de Palestine, il aperçut un lion, couché derrière
un palmier.
Sa première impression fut très désagréable.
Car il aimait la solitude et, s’il se promenait dans le désert,
c’était apparemment pour fuir toute compagnie. Il méditait
alors une diatribe contre Rufin1. La vue de ce lion avait brouillé
le fil de ses idées. Mais il réprima promptement son impatience,
réfléchit au danger qui le menaçait et se mit à
invoquer Dieu de tout son coeur.
Le lion ne bougeait pas, Saint Jérôme s’approcha. Il vit
que l’animal se léchait la patte d’une mine dolente; sa queue,
raide comme fer, lui battait les flancs à coups secs; des plaques
de sang marquaient le sable.
Saint Jérôme fit le signe de la croix, mit un genou en terre,
avança la main. Le lion lui tendit la patte. Il avait entre les
griffes une grosse épine de cactus.
– Voilà ce que c’est !
dit Saint Jérôme. Tu cours
après les antilopes, les gazelles, les caravanes, sans prendre
garde où tu poses le pied. N’est-ce pas toi qu’on a vu rôder
autour de notre monastère ? Nous avons un âne, et je crains
bien que...
Mais le lion, de la tête, faisait signe que non, qu’il ne mangeait
pas les ânes et n’avait jamais marché que dans les voies
de la vertu.
– Dieu te guérisse ! dit le saint, en arrachant l’épine.
Tâche d’être un bon lion.
Puis, il souffla sur la patte blessée, pour en chasser la douleur,
se releva péniblement, en s’accrochant au dos de la bête,
car il était déjà très vieux et, comme le
jour tombait, reprit le chemin du monastère.
Il avait toutes les peines du monde à remettre en ordre ses réflexions ;
le lion le suivait comme un chien clopin-clopant, et lui donnait de fréquentes
distractions.
Au monastère, ce fut un branle-bas. La communauté se bousculait
autour du bon père et de son lion. Un vieux moine, qui gardait
le silence depuis soixante-dix-huit ans, s’écria qu’il voyait là
une chose extraordinaire. Les petits novices se mirent à courir,
au mépris de la règle, et certains perdirent leurs sandales
en chemin, ce qui est pour un novice une honte ineffaçable.
Puisque le lion voulait rester, il fallait bien le loger quelque part.
On pensa d’abord l’héberger à l’écurie, près
de l’âne. Saint Jérôme qui, malgré son humeur
bougonne, avait un coeur d’or et prévoyait tout, s’y refusa. L’âne
aurait eu trop peur, la première nuit, n’étant pas habitué
à ce nouveau compagnon.
– Notre âne verra bien que le lion a mal au pied, mon
Père,
lui disaient les moines.
– Hé ! répondait Saint Jérôme,
il serait plus
rassuré s’il lui voyait mal aux dents... Du reste, le coq perche
à l’autre bout de l’étable et le chant du coq ne plait guère
au lion. Il faut que celui-là soit heureux chez nous.
On laissa donc le lion à l’intérieur du cloître,
sur la pelouse. On le combla de caresses et de prévenances. On
lui recommanda de ne pas coucher sur les dalles de pierre, où il
risquait de prendre des rhumatismes, à quoi les lions sont fort
sujets, et l’on défendit sévèrement aux novices de
mettre le nez à la fenêtre de leur cellule pour le regarder,
ce dont ils avaient grande envie.
Notre lion prit goût à la vie cénobitique. Il faisait
excellent ménage avec l’âne et le coq; il se contentait de
la cuisine commune, se montrait affable envers chacun, mais marquait à
Saint Jérôme un attachement particulier. Si quelque bon religieux,
les yeux baissés, et les mains dans les manches, venait par mégarde
à lui marcher sur la queue, il ne se fâchait pas.
Il édifiait tous ceux qui l’approchaient.
Mais l’oisiveté ne vaut rien. Saint Jérôme s’inquiéta
bientôt de voir ce lion inoccupé. Il lui assigna pour tâche
de surveiller l’âne qui pâturait dans une prairie aux abords
du désert, où passaient fréquemment des nomades de
mauvaise mine.
À force de regarder son âne, le lion contracta le défaut
commun à tous gardiens, surveillants, concierges et autres gens
de métier sédentaire : il se laissait aller de temps en temps
à risquer de petits sommes.
Il se disait : « Je ne dors pas, j’ai bon oeil, tout
va bien... » Tout alla si bien qu'un beau jour, des Bédouins
du désert, mauvaises gens, hardis à nuire et ne respectant
rien, enlevèrent l’âne.
Le lion le chercha jusqu'au soir, en poussant des rugissements de douleur.
Il s’était juré de ne pas reparaître avant de l’avoir
retrouvé. Mais il avait perdu l’habitude de coucher à la
belle étoile. Une grosse lune blême, qui grimpait sur la
cime des palmiers, lui fit peur. Il revint seul, désespéré.
– Tu as mangé l’âne ! Avoue, misérable, tu as mangé
l’âne, lui dirent les moines.
Le pauvre lion eut beau protester par tous les moyens en son pouvoir
qu’il n’avait pas mangé l’âne, on demeura persuadé
qu’il s’était rendu coupable du plus horrible abus de confiance
dont les annales monastiques eussent jamais fait mention.
Le chapitre décida qu’il jeûnerait quinze jours au pain
et à l’eau. Personne ne le caressait plus. Saint Jérôme
évitait de le regarder, et c’est ce qui causait le plus de chagrin
au pauvre lion.
Il subit son jeûne avec une humilité exemplaire, puis, la
pénitence achevée, il disparut.
– C’était à prévoir ! s’écrièrent les
moines. Il a mangé l’âne, et maintenant, il apostasie. C’est
bien simple.
Mais Saint Jérôme ne disait rien. La disparition du lion
semblait l’affecter plus vivement que la mort de l’âne. On voyait
qu’il avait beaucoup de peine et qu’il méditait profondément.
La chose ne lui paraissait point si simple que cela.
Le lion cherchait son âne. Il ne voulait pas mourir avant d’avoir
reconquis l’estime du saint homme Jérôme. Il chercha partout
et vous pensez bien qu’il se mit encore plus d’une épine dans les
pattes. Il parcourut la Syrie, l’Arabie, la Cappadoce, qui sont des pays
très lointains. Des historiens prétendent même qu’on
le vit en Morvan, aux environs d’Autun, mais leur dire est contestable.
Quoi qu’il en soit, le brave animal n’épargna pas ses fatigues.
Il chercha plusieurs années sans rien trouver.
Enfin, sentant que ses forces baissaient et qu’il n’en avait plus pour
longtemps, il retourna au monastère.
Et, comme il était arrêté au sommet d’une colline,
le coeur brisé d’amour et de regret, regardant de loin la fenêtre
du saint homme Jérôme et le puits des moines, et l’écurie,
qu’avisa-t-il soudain, débouchant là-bas sur la route ? Une
caravane de Bédouins. Et en tête de la caravane, que vit-il ?
Son âne ! Son âne qui trébuchait sous une charge cruelle
et que les méchants Bédouins rouaient de coups.
Au rugissement qu’il poussa, la caravane prit la fuite, mais par un mouvement
tournant des plus adroits, le lion, qui savait ce qu’il voulait, la rabattit
sur le monastère.
L’âne eut vite reconnu les lieux qui l’avaient vu naître
et fit une telle musique que la porte s’ouvrit.
– Notre âne ! s’écrièrent les moines.
Notre âne
vit encore. Le lion ne l’avait donc pas mangé. Où est-il
maintenant, ce pauvre lion ? Il est sans doute mort de chagrin, s’il ne
s’est tué de désespoir. Ah ! que nous avons été
injustes envers lui !
Mais Saint Jérôme levait les bras au ciel et de grosses
larmes lui coulaient sur la barbe, car aussitôt après le
dernier Bédouin, le lion venait de bondir dans la cour et s’aplatissait
aux pieds de son vieil ami, qui se penchait pour l’embrasser.
Il ne se releva plus, le pauvre lion, il était mort.
Paul CAZIN, Bestiaire des deux Testaments,
Éditions Bloud et Gay, Paris, 1928.
1. Contemporain de
Saint Jérôme, ministre
de Théodore, empereur de Byzance au IVe siècle.